mardi 9 août 2011

La Forteresse Noire / The Keep


de Michael Mann. 1983. U.S.A. 1h36. Avec Scott Glenn, Alberta Watson, Jurgen Prochnow, Robert Prosky, Gabriel Byrne, Ian Mc Kellen, William Morgan Sheppard, Royston Tickner, Phillip Joseph.

Sortie en France le 2 mai 1984, U.S: 16 Décembre 1983.

FILMOGRAPHIE: Michael Kenneth Mann est un réalisateur, scénariste et producteur américain né le 5 Février 1943 à Chicago. 1979: Comme un Homme Libre, 1981: Le Solitaire, 1983: La Forteresse Noire, 1986: Le Sixième Sens, 1989: LA Takedown, 1992: Le Dernier des Mohicans, 1995: Heat, 1999: Révélations, 2001: Ali, 2004: Collatéral, 2006: Miami Vice, 2009: Public Enemies.

                                      

Deux ans après Le Solitaire, Michael Mann transpose en 1983 le roman de Francis Paul Wilson, The Keep, récit fantastique illustrant la dualité du Bien et du Mal sur fond d’occupation nazie. Initialement prévue pour avoisiner les trois heures, La Forteresse Noire est réduite de moitié par la production, étranglée par un budget malingre. S’y ajoutent la mort du superviseur des effets spéciaux, un climat hivernal rigoureux, et les toquades de certains comédiens — autant d’accidents qui compromettent une œuvre ambitieuse à la réputation maudite. Aujourd’hui, La Forteresse Noire est enfin reconnue par une communauté de fans transis d’émoi, fascinés par sa fulgurance formelle et son impact musical résolument obsédant.
Quelques décennies après sa sortie, ce diamant noir, malmené par la vicissitude, reste d’une acuité ensorcelante.

Le pitch : avril 1941, Europe de l’Est. Dans les montagnes rocailleuses d’un village des Carpathes, une armée d’officiers nazis est dépêchée vers une mystérieuse forteresse. Cent huit croix de nickel y sont scellées dans les murs. Deux soldats trop curieux dérobent un crucifix, libérant sans le savoir une force occulte d’une puissance démoniale. Aussitôt, les Allemands soupçonnent les villageois d’avoir orchestré ces morts énigmatiques. Au même moment, un nouvel escadron de SS, dirigé par un capitaine castrateur, pénètre dans l’enceinte du hameau.

                                          

S’il fallait prouver le pouvoir d’envoûtement et de lyrisme de La Forteresse Noire, il suffirait de regarder son générique d’ouverture. Un plan-séquence vertigineux survole un ciel nuageux, plonge dans une mer de sapins géants, puis se fixe sur l’arrivée de véhicules militaires, habités de nazis vaniteux. Déjà, la partition prégnante de Tangerine Dream déploie un onirisme baroque, souligné par des ralentis limpides. Nappes synthétiques, séquences sourdes, motifs ambigus — tout contribue à installer une étrangeté permanente. En cinq minutes, Michael Mann nous projette de plein fouet dans une campagne roumaine conquise par mégalomanie. C’est la découverte de cette forteresse sinistre, bientôt investie par les nazis, qui ouvre les portes du Mal et de son dessein : anéantir le monde.

À travers un florilège d’images flamboyantes, scandées par une partition électronique lancinante (l’arrivée des nazis au village, la traversée maritime crépusculaire, l’étreinte torride des amants, la relation pudique entre l’historien et sa fille), l’atmosphère d’étrangeté s’épaissit. Les séquences s’impriment : la visite de la forteresse narrée par le prêtre, la première apparition de Glaeken, les offensives surnaturelles perpétrées la nuit, le climax apocalyptique noyé de brouillard. Hypnose pure, immersion dans un gothisme indicible. Les décors blafards et brumeux, issus d’une scénographie vampirique, ouvrent les portes d’un rêve éveillé d’une rare intensité émotionnelle.

                                               
Par l’agissement délétère d’un golem voué à l’achèvement du monde, Michael Mann superpose cette menace au spectre du nazisme, esquissant une réflexion sur l’instinct du Mal et son hypocrisie mécréante. Malgré les carences budgétaires, l’esthétisme formel — et le soin conféré à la physionomie de la créature, impressionnante de robustesse — nous confrontent à une odyssée funèbre traversée par une mélancolie existentielle. Les liens tendres entre le père impotent et sa fille prisonniers de la forteresse — tout comme l’orgueil des nazis — contrastent avec la perfidie d’un monstre protéiforme, impérieux, sans visage stable.
Opéra majestueux de sons et de lumières vaporeuses, La Forteresse Noire constitue une expérience cinégénique singulière. Ses défauts deviennent ses stigmates, et ses imperfections, les cicatrices d’un film littéralement hanté.

À la fois hypnotique et lyrique, envoûtant par son élégance formelle et mélomane, La Forteresse Noire transforme l’affrontement entre Bien et Mal en élégie sensorielle d’une intensité rare. Par sa mise en scène prodigieuse, Michael Mann sculpte des images subtiles, énigmatiques — chaque plan semblant émerger des ténèbres pour se suspendre dans le temps. Le film magnifie l’invisible, rend palpable l’indicible.

La partition de Tangerine Dream, éthérée, mélancolique, est bien plus qu’un simple accompagnement : elle est le souffle du film, sa chair sonore. Elle fusionne avec l’image dans un vertige atmosphérique fascinant. Certaines pièces, comme Arx Allemand ou Gloria, confèrent à l’œuvre une dimension mystique, presque liturgique, évoquant une lutte archaïque, hors du temps, entre puissances primordiales. Tangerine Dream ne commente pas — elle ressent, elle vibre, elle capte le déséquilibre cosmique d’un monde à la dérive.

                                         

Les comédiens, à la fois charismatiques et empreints d’une expressivité sobre, se fondent dans cette œuvre envoûtante. Scott Glenn, Gabriel Byrne, Ian McKellen, et la délicate Alberta Watson portent chacun à leur manière un fardeau d’amertume, une humanité déchue où les nuances de douleur et de résignation se jouent dans chaque regard, chaque geste. Chacun incarne une part de l’obscurité, une douleur silencieuse qui traverse les âmes comme un vent glacé. Leurs performances, à la fois discrètes et profondes, nous laissent une trace indélébile, comme si leurs personnages, tout en étant figés dans l’immobilité du film, continuaient à vivre, à souffrir, à lutter dans les recoins de notre mémoire.
La Forteresse Noire incarne la quintessence du fantastique moderne, où la sensibilité envoûtée se fait tour à tour ombre et lumière. Le film nous transporte dans un univers funéraire, presque irréel, où la frontière entre le réel et le surnaturel s'effondre, nous plongeant dans un rêve sombre et éphémère. La mise en scène de Mann est une poésie visuelle, un poème d’images qui nous enserre sans jamais nous laisser d’issue, nous laissant la sensation étrange d’avoir vécu un rêve trop bref, trop insaisissable. Avec ses 1h36 de projection, La Forteresse Noire déploie son univers tout en douceur, avant de nous laisser, comme un écho lointain, l’ivresse mélancolique du rêve brisé.

Une élégie éternelle.
Et pourtant, au-delà du simple visionnage, La Forteresse Noire perdure bien après le générique de fin. Son emprise émotive reste accrochée à nous, comme une invocation au gothisme folklorique surgissant des brumes du passé, un monde étrange, imprégné de mythes oubliés et de malédictions anciennes, qui continue de hanter notre esprit bien longtemps après que les lumières se soient éteintes.
Il est des films qui ne se contentent pas de nous parler pendant la projection, mais qui nous poursuivent, nous transpercent, nous hantent à jamais. La Forteresse Noire en fait partie. Une œuvre qui traverse le temps, telle une ombre persistante, une poésie noire qui se grave dans l’âme.

*Bruno 
09.08.11
14.04.23. vostfr (5è x)

2 commentaires:

  1. Magnifique ta critique,tu as parfaitement décrit ce que j'en pense aussi.Tellement envoutant...un casting ultra charismatique,des plans à tomber...D'ailleurs le début de notre film sera un hommage à ce chef d'œuvre...qui me hante totalement depuis sa vision!Je me souviens avec beaucoup de nostalgie du reportage de ce film fait dans le mag "METAL HURLANT".Un grand merci pour la dédicace!

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